Lorsque la nouvelle de la capture de Napoléon III suite à la défaite de Sedan arrive à Paris, un certain désespoir s’abat sur les milieux gouvernementaux. Ainsi, dans la nuit du 3 au 4 septembre, le comte de Palikao convoque le Corps législatif. Mais les parlementaires sont dérangés au matin par des groupes d’ouvriers qui les interpellent au cri de « déchéance ! ». Divers attroupements se forment. Les leaders républicains Gambetta et Favre entraînent à leur suite la foule ainsi formée vers l’Hôtel de Ville, où la République est proclamée, en même temps qu’un « gouvernement de défense nationale », de fait et non de droit. La ruine de l’ordre ancien est pourtant patente, et l’impératrice fait ses valises pour gagner au plus vite l’Angleterre. Logiquement, la fin de l’Empire se traduit par l’intronisation des opposants à Napoléon III, au premier rang desquels ceux qui seront les piliers de la « République des Jules », soit Grévy, Ferry et bien sûr Simon. S’y joignent aussi Adolphe Crémieux, et Gambetta. L’urgence créant l’opportunité de s’emparer des affaires, c’est Jules Ferry qui lance cette idée d’un gouvernement formé de députés républicains parisiens. Cette option a le mérite d’avoir l’assentiment d’une population parisienne fort remuante, que ces démocrates ont d’emblée le souci de canaliser. Le général Trochu, gouverneur militaire de la capitale de tendance conservatrice se voit dans la foulée confier la présidence du gouvernement provisoire, dont il a soin d’exclure les tenants d’idées trop avancées.
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Analyse de l'image
Tableau d’instants de liesse, toutes classes sociales confondues
Cette peinture de Paul-Louis Delance est un exemple d’art mis au service de la politique. Au moment des faits, l’artiste, âgé de vingt-deux ans, est à l’orée de sa carrière. Celle-ci sera marquée par une fidélité bien récompensée au nouveau régime : sociétaire du salon des artistes français en 1880, il en reçoit la médaille de première classe en 1888. Son œuvre est imprégnée des références sociales et patriotes caractéristiques de l’esprit républicain de l’époque. Dans cet ordre d’idées, il peint le « Retour du drapeau » d’après le chauvin Déroulède en 1881, ou « La grève à Saint-Ouen » (1908). La fin de sa vie est marquée par une accentuation de ses tendances au symbolisme, d’ailleurs prégnantes dans la « Proclamation ». Jules Simon, nommément et révérencieusement désigné dans le titre du tableau, est au centre d’une foule (entre cent et cent-cinquante mille personnes au total) aussi hétéroclite qu’effervescente, mais sans caractère émeutier. Chapeau levé, yeux au ciel, cerné à distance par les gens, il apparaît baigné d’une clarté singulière. Cet effet de halo transcende les individus présents pour en faire une assemblée consciente de participer à l’entrée de la France dans une nouvelle période de son histoire. Cette figuration s’inscrit dans le mythe républicain du peuple français tout entier réuni, par-delà ses diversités internes, dans un cadre institutionnel universaliste. Cet aspect est présent dans l’image puisqu’il ne manque personne ou presque à cette célébration des libertés et de la démocratie retrouvée : un artisan en tenue de travail côtoie à gauche du cadre un bourgeois et sa dame, certes un rien plus circonspects que lui. Le centre et la droite du tableau sont occupés par la garde nationale, armes et uniformes rappelant autant la guerre en cours que le rôle constitutif de la force militaire pour ce qui concerne les assises du pouvoir nouveau.
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Interprétation
Un moment d’unanimité ?
Avec le recul, la liesse observable sur cette représentation paraît quelque peu à contre-courant de la situation militaire, mais aussi des enjeux politiques en train de se jouer. Deux semaines plus tard, le 19 septembre, et jusqu’au 28 janvier 1871, Paris est en effet une ville assiégée par le conquérant prussien. Dans le même temps, la réalité de la nouvelle donne politique est l’installation d’une équipe gouvernementale hétéroclite, partagée entre l’organisation immédiate ou reportée d’élections. Elles auront finalement lieu le 8 février 1871, dégageant nettement une majorité conservatrice dotée d’une forte composante monarchiste. Thiers est élu dans 26 départements, ce qui le désigne pour la tête de l’exécutif. C’est à ce poste qu’il négocie les clauses draconiennes du traité de Francfort, et qu’il réprime la Commune.
Quarante ans après les faits, au moment où il peint ce tableau, Paul-Louis Delance a forcément conscience de la fragilité à court terme du consensus spontané du 4 septembre, qu’il entend néanmoins fixer durablement dans une version idéalisée. Cette œuvre doit ainsi être comprise comme se rattachant à la mémoire officielle du régime républicain. Cet épisode masque les vingt-cinq ou trente-mille morts de la Commune, et la longue persistance des tendances antidémocratiques au sommet de l’Etat. Mais peut-être trouve-t-il sa pleine utilité dans sa nature quasi-insurrectionnelle. C’est là en effet un puissant élément de légitimation dans la continuité, violents combats mis à part, des deux Républiques précédentes, nées symboliquement elles aussi dans les clameurs de la rue déliée de ses anciens maîtres.
Auteur : François BOULOC